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Le tambourin de Rêveur



" Rêveur!!!" interpella Madame Cledsol. Le petit Rêveur, comme toujours, laissait son esprit, à défaut de pouvoir le faire en vrai, voyager.

Assis, les coudes profondément enfoncés dans la table de bois usée par des décennies de petits musiciens en herbe, cette position permettait aux mains de retenir la tête sans effort, tournée en direction des arbres. C'était comme si ses mains empêchaient la tête de s'envoler vers d'autres contrées lointaines. Rêveur était un enfant au regard plein de bonté et de candeur. Aux dires des habitants du village, on lui aurait attribué n'importe lequel des instruments de la troupe. Pourtant, il était difficile pour lui de choisir ou de se faire choisir,  alors il suivait la troupe sans instrument. Ses parents s'étaient résignés à ne pas lui en imposer  après qu'il eut reçu son certificat de solfège à deux ans.


Pourtant, chaque famille d'instrument lui prêtait des attentions particulières tant son oreille semblait magique. Il entendait de la musique partout, il voyait se jouer les notes des bruits de la craie sur le tableau noir, la mélodie qui se fredonnait dans le chahut de ses camarades au retentissement de la cloche de 10h15 et celle qui se poursuivait à 4 temps et à 4 saisons dans la cour de récréation. Le vent, la pluie et même le soleil lui racontaient une histoire particulière et il ne ressentait pas le désir de se saisir d'un instrument pour matérialiser la sienne. Elle était là, partout tout autour.


Car c'était cela, " Sa Particule". Rêveur était venu au monde en interprétant son propre morceau. Bien sûr, ses parents étaient inquiets lorsqu'il était venu au monde. Il ne réagissait pas comme tous les autres enfants. Là où un bébé babillait devant un hochet musical, lui babillait face au vent. Il semblait voir, entendre et percevoir les choses autrement. Il passa ses premières années au sein de sa famille qui comprenait à quel point Rêveur avait besoin de percevoir loin. L'été, son endroit favori était le grand chêne où il pouvait s'installer et y passer des heures entières sans s' ennuyer. Le premier hiver de Rêveur a été difficile pour ses parents. Le froid glacial et le blizzard ne leur permettaient pas de laisser Rêveur seul à l'extérieur. Papa et Maman étaient désespérés de l'apathie de leur petit garçon. Son appétit féroce s'était éteint. Il restait là, prostré, sans geindre ni pleurer.



Alors sa maman décida de bon matin de l'emmener voir le chef du village. Pour lui, il était évident qu'il fallait donner un instrument à cet enfant. Chaque enfant reçoit un instrument à sa naissance.

"Cela lui permet d'oublier qu'il peut toucher à tout, au risque qu'il ne touche à rien" expliqua Clédetout, le chef de tous les musiciens. Il fallait maintenant d'urgence lui donner l'instrument et poser Son Étiquette dessus.

"Mais surtout, il faut lui donner des cours intensifs", insista de nouveau le chef. " Ne dérogez en aucun cas aux règles, soyez patients et persévérants... il s'y fera" conclua-t-il pour terminer l'entretien et éviter toutes questions de cette maman qui connaissait bien son petit. " Mais il est tellement heureux et ne manque de rien au printemps ou à l'été venu..." finit- elle par murmurer pour elle-même en habillant Rêveur de son manteau et de ses gants. Elle aurait aimé une autre réponse mais elle se raisonnait. Le chef du village connaît mieux que personne ses musiciens. Elle connaissait bien son petit mais elle était pourtant bien embêtée avec le choix de l'instrument. Pour couper court à cette conversation, le chef lui répondit : " Allez, il a assez perdu de temps comme ça. Espérons qu'il ne soit pas trop tard." De retour à la maison, bien que très contrariés, les parents de Rêveur étaient convaincus que le chef du village avait raison. Comment pouvait-il en être autrement? La troupe file en parfaite harmonie . Chacun à sa place et à son rang. Les choses sont réglées comme du papier à musique et rien ne dépasse. Chaque printemps, la troupe se déplace de ville en ville pour inciter les bons bois à pousser et encourager les semences, pour aider le réveil de la nature en douceur et atténuer les gelées tardives, susciter les bons rayons d'un soleil radieux, pourvoyeur de lumière et d'énergie, qui transformera alors les semences en belles récoltes, fertilisera la terre pour que s'y déploient de bons métaux. L'hiver était particulier. C'était le moment où chacun prend son temps pour travailler son instrument et effectivement, sans instrument,  il semblait que Rêveur traversait un trouble ou un tourment. Quelque chose devait probablement lui manquer. Alors ses parents lui choisirent un tambourin qui lui serait offert à Noël. Papa était percussionniste et maman maniait la clarinette. Ils se dirent que le trio pourrait être harmonieux. Ils passèrent ensemble un hiver rempli d'amour et de craintes.. Les émotions étaient intenses. L'instrument de Papa semblait désaccordé et celui de Maman jouait de fausses notes. Il leur manquait à eux aussi un petit quelque chose. Pour Noël, toute la famille fut réunie et, pour ses 4 ans, Rêveur reçut son premier instrument. Chaque membre de la famille faisait en sorte de rendre ce moment solennel. Bien que chaque enfant reçoive son instrument à ses 2 ans, autour de Rêveur, on faisait comme si tout cela était normal. Loin d'être naïf, Rêveur ressentait la dysharmonie de sa famille. Il saisissait les trop longs silences entre les notes, les désaccords et les aigüs dans les graves.

Il savait sans vraiment comprendre le sens de cette musique qui se jouait là, sous ses yeux. Il prit alors le tambourin et l'utilisa comme pour rassurer la troupe. Tout semblait rentrer dans l'ordre et le village reprit son équilibre sous le regard bienveillant du chef du village.


Au printemps venu, chacun reprit le chemin de son orchestre et Rêveur prit le chemin de l'école des percussions. Son papa était fier d'accompagner son enfant jusqu'au banc des jeunes apprentis. Avant de quitter la classe, il lui adressa un dernier regard rempli de tendresse et lui chuchota ceci: " Va mon enfant là où ton cœur te portera. Nous t'aimons et avons confiance en toi. Nous faisons comme nous pouvons et si ta partition est différente de la nôtre alors assure-toi de plusieurs choses: D'abord, que ton ventre est plein. Celui qui va avide, ne va jamais loin. Ensuite, que ton cœur te guide. Celui-là seul connaît le chemin. Puis, fais de ton mieux. Cela n'est pas la perfection mais ta juste partition. Et enfin, sache que devant toi, nous avons le cœur haut, quel que soit le choix de tes morceaux" Rêveur et son tambourin sont devenus en quelques mois inséparables. Rêveur lui confiait ses rêves et ses espoirs. Il lui apprit la musicalité du bois du printemps, du feu et du vent de l'été, et du son métallique de l'automne.


L'hiver venu, Rêveur reprit de l'appétit et avait réussi à convaincre ses parents qu'il avait le ventre plein pour aller jouer dans la neige, apprendre la musique du froid et qu'il avait même découvert les clés du craquement de sol gelé sous les pieds. Il entendit pour la première fois de sa vie la musique du silence... Tout était comme étouffé, calme, immobile et incroyablement serein. Et là, il perçut l'Unique, le seul et authentique morceau qui se jouait sur son propre tempo. Il ressentit ici là, au coeur de l'hiver sa propre musicalité. Il en était ému et son cœur se mit à battre davantage la chamade. Il en avait entendu des morceaux, appris par cœur avec sa tête des partitions écrites par des artistes de renom mais là...c'était autre chose... Au cœur de l'hiver, quand chacun répare, creuse, remet d'aplomb, affûte, accorde son instrument à la lumière d'une bougie ou au coin de la cheminée en rêvant à de grandes symphonies, lui dehors, découvrait les décors gelés, les couleurs dans ce ciel étoilé, apprenait le vent frais qui vient gercer les lèvres et rendre presque douloureux l'air qui entre dans les narines et qui brûle légèrement les poumons. Il se mit à explorer l'étrange, le différent qui émanait à la fois du dedans et du dehors... il se rendit compte alors de sa minuscule présence dans l'infiniment grand mais aussi de sa vulnérabilité. Dans ce calme olympien, dans les aurores du ciel, le chant des vents venus du nord, il se sentit si vulnérable mais aussi tellement riche d'enfin ressentir en lui ce que son papa, sa maman, Cledsol ou le chef du village bien intentionnés essayaient depuis si longtemps de remplir ... il ressentit là en lui, et tout autour de lui, l'immensité. Il comprit qu'il portait en lui les vents qui pénètrent dans ses narines, nourrissent tout autant ses cellules, le feu dans sa poitrine. Sur son visage découvert, il comprend que ses yeux larmoyants se transforment en eau gelée, il ressent les étoiles dans son sang, il observe toutes les couleurs avec ses yeux, il vibre au son du silence dans son sanctuaire intérieur naissant... il comprend alors qu'il porte en lui l'univers tout en entier. Ses parents, près de la cheminée qui éclaire et réchauffe la maisonnée, regardent avec tendresse et confiance leur beau Rêveur... "Il ne rêve pas sa vie ce petit homme, il crée sous nos yeux la vie de ses rêves " constate son papa songeur. "Tu as raison mon chéri et nous ne pouvons qu'être fiers de lui". Chaque jour de l'hiver,  Rêveur passait son temps à explorer quelque chose de nouveau, de différent et parfois même de très étrange pour un percussionniste en devenir. Il sculptait le bois que Dame l'Hiver déposait au sol pour les rendre creux et trouvait un nouveau son à offrir à la nature. Il creusait le sol gelé sur différents niveaux et y laissait de l'eau à geler pour créer une mémoire d'eau et une couleur unique, il explorait la végétation endormie et les animaux en hibernation. La pénombre et le ciel étoilé étaient devenus son grand laboratoire. Il observa de façon assez étrange, au fil des jours de janvier, qu'il devait attendre plus longtemps pour voir le soir s'étirer. Comme s'il peinait à venir. Le silence aussi était plus bruyant. Il comprit alors qu'il était le témoin privilégié du réveil de la nature. Il comprit aussi qu'il allait de nouveau être assis sur les bancs de l'école, pour apprendre des choses qui existaient déjà et faire toujours et encore les mêmes tournées, taper les mêmes temps, marcher au pas et se tenir droit sur le 3ème rang en partant de la gauche.

Rien que cette idée lui faisait souffler du soufre qui se transformait dans la nuit glacée, en nuage condensé de sa souffrance. Alors, il eut une idée en se remémorant les paroles chuchotées de son papa lorsqu'il l'avait accompagné pour la première fois sur les bancs de l'école: " Va mon enfant là où ton cœur te portera. Nous t'aimons et avons confiance en toi. Nous faisons comme nous pouvons et si ta partition est différente de la nôtre alors assure-toi de plusieurs choses: D'abord, que ton ventre est plein. Celui qui va avide, ne va jamais loin. Ensuite, que ton cœur te guide. Celui-là seul connaît le chemin. Puis, fais de ton mieux. Cela n'est pas la perfection mais ta juste partition. Et enfin, sache que devant toi, nous avons le cœur haut, quel que soit le choix de tes morceaux." Il avait observé, entendu tellement de choses nouvelles au cours de cet hiver, créé tellement de choses que tout ceci ne pouvait pas être juste un cadeau à Dame d'Hiver. Il comprit alors le sens des choses, leur endroit et leur envers. Il comprit aussi comment toutes ces choses l'avaient nourri. Tout était cohérent et lié. Rien n'était le fruit du hasard mais plutôt une manière qu'a une chose de nous apparaître, d'être là au bon moment pour se rendre évidente. "Comme... comme un message du ciel pour créer de la lumière et éclairer les ombres" songea-t-il à voix haute. Il retroussa alors ses manches mais garda ses gants d'une blancheur immaculée. Il saisit son tambour, et telle une chenille qui se transforme en papillon, il se mit à l'ouvrage. Il le façonna à son image. Il lui ajouta des bras pour qu'il puisse accueillir ses instruments. Il en avait réalisé des œuvres durant tout l'hiver... Il avait créé sa propre flûte en-chantée sous la lune du solstice d'hiver, un harmo-nica sous la lumière de Saint Nicolas, un carillon et des cymbales à la Saint Sylvestre.  Il avait encore tellement à faire... mais loin de l'agitation dans laquelle il serait bientôt, il pouvait déjà observer la sienne, sa propre agitation et ses propres peurs. C'était la première fois qu'il voyait en lui ce réveil du tourment et du doute. Là encore, il prit conscience de la nature ordinaire des peurs. "Comment reconnaître le calme si je n'ai pas aussi fait l'expérience de l'agitation? Ressentir la sérénité, si je ne sais pas ce qu'est le doute? La confiance, si je n'exprime pas mes colères et mes doutes? Comment connaître le bien si je ne fais pas l'expérience du mal?" songea-t-il tout haut. Alors, tout en labeur et en sueur dans ce froid de l'hiver, il assembla ses 5 éléments autour de son tambourin. De manière méthodique, tout en se laissant traverser par des émotions contradictoires. "Ainsi, peut-être est-ce là, la nature vraie de l'homme. Se laisser traverser par tout et toutes choses sans se laisser définir par une seule, et au travers de toutes, se dévoiler et se révéler". Son tambourin originel se transformait en même temps qu'il comprit aussi que pour Être, il fallait bien partir de quelque part. Et grâce à ce tambourin, il partait de l'amour et de l'espoir de ses parents, qui croyaient en ses capacités pour qu'il puisse façonner la vie à son image.


Le grand jour était arrivé, ils reprenaient tous le chemin des troupes et des écoles. Bientôt les premiers concerts.  "Rêveur, nous y allons mon chéri, le temps est venu" s'exclama Papa au petit matin de ce premier jour ensoleillé de printemps. Dehors, les premiers oiseaux, les bourgeons et ces odeurs si fraîches s'invitaient de nouveau au quotidien des musiciens, comme pour leur donner ce supplément d'énergie de renaissance. Rêveur se saisit de son instrument sous les yeux tout autant stupéfaits que fiers de Papa et Maman, dont le ventre semblait cacher une création tout aussi originale que son tambourin. "Ton tambourin est merveilleux mon doux Rêveur. Passe une belle journée et soit fier de toi" lui chuchota Maman en déposant sur son front un baiser tout rond et gourmand de tendresse. "Oui, maman, ma journée sera merveilleuse, comme ma petite sœur j'en suis sûr." Maman laissa son doux Rêveur prendre son chemin. Il n'était pas plus grand que 3 pommes mais déjà il avait la posture d'un bon-homme. En tenant la main de Papa, ils s'éloignaient tous deux sous le soleil levant du printemps.

 
 
 

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1 commentaire


LiRo
LiRo
17 déc. 2022

" Cela n'est pas la perfection mais ta juste partition". Cette phrase est tout simplement magique.

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